Ambroise Tournyol du Clos : « Blanquer et Ndiaye partagent l’un et l’autre la matrice libérale »
Qu'avez-vous pensé des deux controverses autour du bac, cette année ? Est-ce anecdotique ou révélateur ?
Ambroise Tournyol du Clos. L’anecdote, si elle n’est pas traitée comme telle, c’est-à-dire de manière superficielle, a toujours de quoi nous enseigner sur une époque. À ce titre, le bac 2022 offre à notre réflexion quelques indices éloquents des grandes difficultés auxquelles est aujourd’hui confrontée l’Éducation nationale. L’un des sujets du bac de français en lycée professionnel a semé le doute et, sur les réseaux sociaux, l’indignation et la zizanie : « Selon vous, le jeu est-il toujours ludique ? » Que des élèves de première aient pu se heurter au sens du mot « ludique » est d’abord d’une cruelle ironie. Car, au fond, quel mot résume mieux que celui-ci les canons actuels de la pédagogie et l’ambiance à laquelle ils ont été confrontés durant une bonne partie de leur scolarité. Ayant passé par pertes et profits tout désir sérieux de transmission d’une culture exigeante, les inspecteurs en visite dans ces classes s’inquiètent d’abord de savoir si le cours est suffisamment ludique. Qu’on leur indique alors un serious game, une classe inversée et transversale, l’intervention de comédiens ou une séance de ciné et l’on sera quitte de leurs attentes didactiques ! Le sujet ne manquait pourtant pas de saveur, mais seule une pédagogie sérieuse pouvait préparer nos impétrants à approfondir la question du jeu.
L’autre controverse liée au bac concerne l’extrait d’un roman de Sylvie Germain, Jours de colère, publié en 1989, et qui, après avoir rencontré l’incompréhension d’une partie des lycéens, a littéralement déchaîné les passions tristes sur les réseaux sociaux : « Car tout en eux prenait des accents de colère, même l’amour. Ils avaient été élevés davantage parmi les arbres que parmi les hommes, ils s’étaient nourris depuis l’enfance des fruits, des végétaux et des baies sauvages qui poussent dans les sous-bois et de la chair des bêtes qui gîtent dans les forêts. » Comment ne pas tirer d’étroite correspondance entre l’énumération sauvage et poétique de ce texte et le défoulement verbal, creux et barbare qu’il a suscité ?
Privés de mots autant que de liberté intérieure, les insurgés de Twitter et d’Instagram illustrent de manière exemplaire la crise de la culture dans laquelle nous sommes plongés. Celle-ci est d’abord une crise de l’attention et de la lecture – j’entends des classiques, parce qu’on me rétorquera bien vite que les ados n’ont jamais autant lu -, pulvérisée par les écrans et la littérature bas de gamme (mangas), en famille comme à l’école. Il nous faut retrouver le chemin des humanités. La formation du cœur et de l’intelligence ne peut se passer de cette révérence ressentie à la lecture des grands textes de la littérature et de la philosophie comme à travers chaque discipline qui se donne la peine de dévoiler le sens du monde et de la vie. Là, dans l’étrangeté belle et irréductible des dialogues socratiques, de la tragédie classique ou de l’histoire médiévale, l’élève est appelé à se dessaisir de lui-même, de ses opinions comme de ses sentiments les mieux fondés, pour découvrir l’intelligence qui le précède et qui désormais l’oblige. « La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la dépassent ; elle n’est que faible, si elle ne va pas jusqu’à connaître cela », écrit Pascal.
Le choix de Pap Ndiaye au ministère de l'Éducation nationale a fait beaucoup gloser. Vous a-t-il étonné ?
A. T. du C. Comme tout le monde, j’ai été dans un premier temps surpris par cette nomination. On pouvait difficilement imaginer contraste idéologique plus accusé avec son prédécesseur Jean-Michel Blanquer. Il m’est pourtant apparu très vite qu’il s’agissait d’une manœuvre politique dont les conséquences institutionnelles seraient quasiment nulles, en somme une rupture en trompe-l’œil.
On s’est abondamment inquiété, et l’on a eu raison de le faire, des positions intellectuelles du nouveau ministre de l’Éducation nationale. Tenant des Black studies, qui transfèrent le principe de la lutte des classes dans le domaine des identités ethniques, Pap Ndiaye n’a pas manqué de prendre position à diverses reprises sur la question postcoloniale et d’afficher sa sympathie pour les militants woke issus du courant américain Black Lives Matter.
Néanmoins, sur le fond, la rupture est sujette à caution. Si Blanquer a tenu un discours conservateur sur la question scolaire, ses mesures ont largement contribué à la dégradation d’une école qui n’allait déjà pas bien. À rebours du bon sens affiché, les politiques éducatives des cinq dernières années ont paru creuser le désastre. La réforme du lycée a détruit la logique de la classe au profit d’innombrables groupes de spécialités qui se croisent sans se connaître. La relation pédagogique en sort profondément affectée, l’individualisme renforcé. Quant au niveau, le hiatus est considérable entre les ambitions démesurées des nouveaux programmes de Spé et les lacunes dont souffrent de nombreux élèves dans la maîtrise des savoirs fondamentaux.
Sous couvert de générosité, le discours lénifiant sur « l’école inclusive » ajoute encore un élément de complexité à notre institution scolaire déjà bien mal en point : il conforte la médicalisation des difficultés scolaires, contribue à la déresponsabilisation de nos élèves et force les professeurs à multiplier les aménagements spécifiques de manière souvent dérisoire. Loin d’avoir été revalorisée, la carrière enseignante a par ailleurs continué à se prolétariser : le recrutement de professeurs contractuels n’a cessé d’augmenter, fragilisant la profession autant que la transmission. Le métier n’attire plus, comme en témoigne la baisse inquiétante du nombre de candidats au CAPES. Enfin le bac, comme examen national et anonyme, a été largement détricoté et remplacé par un dispositif anxiogène et complexe. Le contrôle continu jette nos élèves dans l’angoisse dès le premier jour de l’année et pousse de nombreux collègues à ajuster leurs notes à la demande des familles. L’algorithme Parcoursup impose sa loi d’airain, utilitariste, aux apprentissages scolaires : passés les vœux au mois de mars, de nombreux élèves, qui se sentent quitte vis-à-vis de l’école, prennent la poudre d’escampette ou multiplient plus discrètement les absences perlées. Quant aux trois galops d’épreuves restants (spécialités, philosophie, grand oral), leur dispersion de mars à juillet rend l’année scolaire illisible.
Blanquer et Ndiaye ont beau se distinguer sur la forme, le premier affectant un discours conservateur sur la transmission, le second un discours émancipateur issu des post-colonial studies; ils partagent l’un et l’autre la matrice libérale qui commande aujourd’hui notre institution. Selon cette logique, l’école est sans cesse sommée de s’adapter aux évolutions du moment, ce qui suppose à la fois d’encourager la compétition et de vanter la diversité, à défaut de réduire les inégalités dont le marché du travail sait bien se satisfaire.
Rupture en trompe-l’œil avec l’ère Blanquer, censément conservatrice, la nomination de Pap Ndiaye est une belle ruse politique d’Emmanuel Macron. Inattaquable par la droite, au nom de l’épouvantail antiraciste, adulé par la gauche qui s’empressera de partager son wokisme, le nouveau ministre pourra poursuivre en toute impunité le processus de libéralisation et de bureaucratisation de l’école, engagé depuis bien longtemps.
Une récente note des renseignements généraux a fait remonter de nombreux incidents au collège liés « aux vêtements religieux ». Parallèlement, une école de Tours a concentré sur elle les feux médiatiques en interdisant le port de la jupe à deux petits garçons. Faites-vous un lien entre ces deux événements ?
A. T. du C. Ces deux événements relèvent de deux logiques contradictoires qui traversent aujourd’hui la société et dont l’école constitue à la fois la caisse de résonnance et le point de crispation. D’une part, l’extension du communautarisme musulman, qui se traduit notamment par la multiplication des signes d’appartenance religieuse. D’autre part, l’extension infinie des droits individuels, en particulier dans le domaine de la morale sexuelle. Loin de répondre à ces défis, l’Éducation nationale, gouvernée à la fois par le principe d’inclusion et l’idéal multiculturaliste, se targue de pouvoir faire se tenir côte à côte toutes les composantes de la nation sans les contraindre à ne rien sacrifier de leurs identités particulières. En témoigne la circulaire Blanquer relative aux élèves transgenres (octobre 2021). Le libéralisme moral sur lequel la modernité s’est fondée renonce à définir le bien commun. L’intérêt général suffit, qui renvoie chacun à son indépendance individuelle. L’expérience de l’altérité et l’acceptation de contraintes que nous n’avons pas choisies nous offrent pourtant la plus haute des libertés : conquise par le détour d’un arrachement à soi, la liberté nous est restituée, plus complexe et plus vraie, à travers la relation à l’autre. Nous voudrions aujourd’hui faire l’économie de cet effort dont nous ne percevons plus la nécessité sans voir que ce refus met en péril la communauté politique. L’École devrait, bien au contraire, se donner les moyens d’assumer un discours de sens et de responsabilité capable d’offrir à nos élèves l’horizon du Bien, du Beau et du Vrai.
Ambroise Tournyol du Clos (Boulevard Voltaire, 26 juin 2022)